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Texte:Correspondance avec Elisabeth .Lettre du 18 Aôut 1645

Lettre du 18 Août 1645 Extrait

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Je remarque, premièrement, qu'il y a de la différence entre la béatitude, le souverain bien et la dernière fin ou le but auquel doivent tendre nos actions :car la béatitude n'est pas le souverain bien; mais elle le présuppose, et elle est le contentement ou la satisfaction d'esprit qui vient de ce qu'on le possède. Mais, par la fin de nos actions, on peut entendre l'un et l'autre ; car le souverain bien est sans doute la chose que nous nous devons proposer pour but en toutes nos actions, et le contentement d'esprit qui en revient, étant l'attrait qui fait que nous le recherchons, est aussi à bon droit nommé notre fin.


Je remarque, outre cela, que le mot volupté a été pris en autre sens par Epicure que par ceux qui ont disputé contre lui. Car tous ses adversaires ont restreint la signification de ce mot aux plaisirs des sens ; et lui, au contraire, l'a étendue à tous les contentements de l'esprit, comme on peut aisément juger de ce que Sénèque et quelques autres ont écrit de lui.

Or il y a eu trois principales opinions, entre les philosophes païens, touchant le souverain bien et la fin de nos actions, à savoir : celle d'Epicure, qui a dit que c'était la volupté ; celle de Zénon, qui a voulu que ce fût la vertu; et celle d'Aristote, qui l'a composé de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit. Lesquelles trois opinions peuvent, ce me semble, être reçues pour vraies et accordées entre elles, pourvu qu'on les interprète favorablement. Car Aristote ayant considéré le souverain bien de toute la nature humaine en général, c'est-à-dire celui que peut avoir le plus accompli de tous les hommes, il a eu raison de le composer de toutes les perfections dont la nature humaine est capable; mais cela ne sert point à notre usage.

Zénon, au contraire a considéré celui que chaque homme en son particulier peut posséder; c'est pourquoi, il a eu aussi très bonne raison de dire qu'il ne consiste qu'en la vertu, pour ce qu'il n'y a qu'elle seule, entre les biens que nous pouvons avoir, qui dépende entièrement de notre libre arbitre. Mais il a représenté cette vertu si sévère et si ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu'il n'y a eu, ce me semble, que des mélancoliques, ou des esprits entièrement détachés du corps, qui aient pu être de ses sectateurs.


Enfin Epicure n'a pas eu tort, considérant en quoi consiste la béatitude, et quel est le motif, ou la fin à laquelle tendent nos actions, de dire que c'est la volupté en général, c'est-à-dire le contentement de l'esprit ; car, encore que la seule connaissance de notre devoir nous pourrait obliger à faire de bonnes actions, cela ne nous ferait toutefois jouir d'aucune béatitude, s'il ne nous en revenait aucun plaisir. Mais pour ce qu'on attribue souvent le nom de volupté à de faux plaisirs, qui sont accompagnés ou suivis d'inquiétude. d'ennuis et de repentirs, plusieurs ont cru que cette opinion d'Epicure enseignait le vice; et en effet, elle n'enseigne pas la vertu.

Mais comme lorsqu'il y a quelque part un prix pour tirer au blanc, on fait avoir envie d'y tirer à ceux à qui on montre ce prix, mais ils ne le peuvent gagner pour cela, s'ils ne voient le blanc, et que ceux qui voient le blanc ne sont pas pour cela induits à tirer, s'ils ne savent qu'il y ait un prix à gagner : ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas fort désirer, lorsqu'on la voit toute seule; et le contentement, qui est le prix, ne peut être acquis, si ce n'est qu'on la suive.


C'est pourquoi je crois pouvoir ici conclure que la béatitude ne consiste qu'au contentement de l'esprit, c'est-à-dire au contentement en général ; car bien qu'il y ait des contentements qui dépendent du corps, et les autres qui n'en dépendent point; il n'a en a toutefois aucun que dans l'esprit : mais que pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c'est à dire d'avoir une volonté ferme et constante d'exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d'employer toute la force de notre entendement à en bien juger.

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