Autrui
(Différences entre les versions) (→Peut - on reconnaître l'autre, universellement ?) |
Version actuelle (8 mai 2009 à 18:36) (voir la source) (→L'égoïsme :) |
||
Ligne 164 : | Ligne 164 : | ||
+ | <u>'''Exemple de sujet de dissertation'''</u> : L'intérêt est-il l'unique lien social? | ||
==La sympathie :== | ==La sympathie :== |
Version actuelle
La question d'autrui a déjà été largement abordée dans d'autres développements ( Cours sur le langage, sur la connaissance de soi, la réflexion éthique.) Le développement qui suit ne fera que reprendre en les ordonnant différents points déjà traités.
Qui est autrui? L'alter ego.
Tout ce qui est extérieur à ma personne est autre que moi, parmi ces objets, il y en a un que j’appelle autrui.
Autrui renvoie à une chose du monde qui n’est pas moi. Il est « autre que moi », mais il n’est pas autre à la manière d’un animal ou qu’un objet. Il m’est « semblable, » c’est un autre moi : Alter Ego
La présence d’autrui ne renvoie pas à tel ou tel individu déterminé. Il y a autour de moi une présence de l’humanité, dans l’objet culturel, dans le champ ou la maison. Autrui est dans le monde, mais il n’y est pas comme une chose du monde, bien qu’il ait un corps matériel visible.
Comment puis-je être certain de l'existence d'autrui , l'autre conscience?
L'inter subjectivité nous paraît immédiate , nous en doutons rarement. Certaines situations peuvent être décrites cependant où l'existence d'autrui fait problème.
Le critère cartésien du langage:
Au terme de la démarche du doute méthodique,je suis certain de moi même et de ma conscience. (démarche cartésienne). Comment puis je être certain de l’existence d’autrui ?
Je ne vois que des chose matérielles, comment puis je attribuer à certaines de ces choses la propriété d’être des « ego » , des « moi » . En apparence, rien ne saurait justifier que j’attribue à une chose extérieure plus qu’une simple complication mécanique. Pour moi, autrui est une chose, un phénomène, même si j’admets qu’il est un être qui se dit « Je » à lui même.
La conscience qui doute s’est enfermée dans le solipsisme : elle a mis en doute le monde et par là même toutes les autres consciences. Elle n’a qu’une seule certitude, celle de sa propre existence comme chose qui pense.
Descartes pense qu’on peut inférer l’existence d’autrui.
Seule la parole échangée peut fonder ma certitude d’être en présence d'un autre homme et non d’une simple machine. En analysant les caractères spécifiques du langage humain nous pouvons reconnaître la présence de l’autre qui est une autre conscience, parce que nous y trouvons le témoignage de la présence d’une liberté.
« Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures qui puisse assurer ceux qui les examinent que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous qui ne laisse pas d'être à propos des propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux. »
René Descartes - Lettre au Marquis de Newcastle
Paroles ou autres signes : pour ne pas exclure le langage gestuel des sourds muets -
-A propos des sujets qui se présentent : cela suppose une inventivité, la possibilité de créer une infinité de message, alors que l’expression d’un animal ou d’une machine serait toujours stéréotypée .-Sans se rapporter à aucune passion : parce qu’elle est plus qu’une manifestation du corps. le langage humain manifeste la liberté du sujet pensant. « Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d'un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’ elles ne seraient point pour cela de vrais hommes.
Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire ; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir. »
Descartes, Discours de la méthode, Vème partie
S’il existait des machines complexes, imitant un animal « qui eussent les organes et la figure d’un singe », on ne pourrait pas distinguer le vrai singe de l’automate parfait, parce que dans le vrai singe, tout se fait de manière matérielle et mécanique. Descartes pense que le corps des animaux réels n’est qu’une machine plus parfaite créée par l’ingénieur divin. Admettons qu’il existe un automate parfait de l’homme. Serait-il impossible de distinguer l’homme, automate parfait, de l’homme vrai ?
Descartes distingue deux moyens certains de faire la distinction : le langage et l’action. Aucun automate ne peut jamais répondre au sens de « tout ce qui se dira en sa présence » Aucun automate « ne peut agir en toutes les occurrences de la vie » .
L’homme a une capacité universelle à combiner des actions et des signes pour toutes les circonstances possibles, alors qu’il faut à un automate un montage particulier pour chaque circonstance. La capacité d’un automate ou d’une machine est une addition de montages ou de dispositifs particuliers. Une addition ne peut être infinie ; il pourra toujours surgir une circonstance imprévue. La raison en l’homme est cette capacité d’innover, de répondre à des situations jamais rencontrées. La présence de l’autre être pensant se manifeste à cette universalité de la raison. « La raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres » Cette universalité de la raison se manifeste également dans le langage humain, qui innove et est capable de combiner les signes à l’infini pour s’adapter à des circonstances nouvelles.
Je saisis des signes, autrui fait sens, crée du sens. Je saisis la présence vivante de la pensée qu’il exprime.
NB : Digression concernant l’animal. L’animal est sensible, capable de plaisir et de douleur. Ce n’est pas un sujet de droit : s’il n’a pas de raison et de liberté, il ne peut s’unir à d’autres hommes par les lois. Mais nous avons des devoirs indirects envers lui : ne pas faire souffrir un être sensible, car ce serait faillir à l’humanité. La pitié, exprime la communauté de sensibilité. L’animal machine est plutôt chez Descartes un modèle heuristique pour comprendre le vivant. On ne peut démontrer que l’animal a une pensée ou qu’il n’en a pas, il est au moins sensible
L’intersubjectivité n’est elle pas plus immédiate ? a t-elle besoin d’être démontrée ?
Merleau-Ponty critique la démarche cartésienne.
Ex : « le geste de morsure »
Le geste de morsure est immédiatement compris par l’enfant, il est perçu comme une possibilité inscrite dans son corps et dans le corps de l’autre. La communication avec autrui s’établit pour Merleau Ponty au niveau de la corporéité Je vois des phénomènes matériels (rougeur, froncement des sourcils) je les vois comme des indices d’une colère et d’une émotion.
La question de la pluralité des cultures : la difficile découverte de l'autre
« Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie » Lévi - Strauss - Race et Histoire.
(Cours sur Nature et liberté)
Sujet de disertation: "Qu'est- ce qu'être inhumain? "
Quand il s'agit de l’autre comme étranger, de celui qui appartient à une aire culturelle différente de la nôtre, on adopte souvent une attitude de rejet systématique (ce que Lévi-Strauss appelle « ethnocentrisme ). L’ ethnologue se pose le problème du rapport entre les dits « civilisés" et ceux qu'on appelle « sauvages ». Lévi-Strauss s'attache à définir un mécanisme psychologique archaïque, présent en chacun de nous, même d’ une manière simplement virtuelle : le rejet systématique de ce qui nous semble trop éloigné de nos habitudes culturelles. On préfère parler d’absence de culture, en renvoyant l’autre dans l’animalité plutôt que de diversité des cultures. L’autre, c’est ce qui n’existe pas vraiment.
« L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des éléments psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales sociales, religieuses, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. (....)
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d'humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. »
Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire (1952)
L’idée d’une humanité qui transcenderait les différences culturelles est l’idée la plus difficile à conquérir. C’est aussi une idée fragile, susceptible de régression : la deuxième guerre mondiale l’ a montré
La nature humaine ne peut être appréhendée dans un ailleurs quelconque : il faut penser la diversité des cultures. (Rappel)
La tentation est grande de rechercher la présence de la nature en l’homme, de la voir incarnée par un groupe humain quelconque. La culture, les mœurs sont pensées comme un produit de l’arbitraire et de la convention. ( la loi des sophistes) ayant le plus souvent étouffé la nature.
On recherche la nature en l’homme, et elle est alors conçue comme mesure et harmonie spontanées. Les désirs des hommes sont censés s’accorder de manière heureuse. Diderot, avec une certaine naïveté décrit dans les « Suppléments aux voyages de Bougainville » les mœurs tahitiennes, en lesquelles parle la voie de la nature, et qu’il oppose aux artifices répressifs des Occidentaux. ( communauté des terres, liberté sexuelle etc. …)
Il est important de reconnaître la diversité des cultures pour ne pas céder à cette illusion. NB : Il faut comprendre aussi qu’on ne saurait tirer de la nature humaine une norme ou un modèle. L’être de l’homme ( sa nature, même si nous étions capables de la découvrir ), ne nous indiquera jamais rien sur son devoir être.
La conscience que j'ai de moi-même ne s'édifie-t-elle pas dans ma relation à autrui?
Voir cours sur La connaissance de soi.Construction de l'identité du sujet.
La relation à autrui : peut-on parler de sociabilité naturelle?
Prendre conscience de l’altérité , reconnaître la différence et ne pas la transformer en inégalité semble donc particulièrement difficile. Les relations entre homme ne sont elles pas fondamentalement conflictuelles qu’il s’agisse de relations entre groupes humains , qu’il s’agisse de relations entre membres d’une même société ?
On rencontre ainsi la question de la sociabilité naturelle.
L’ homme est-il pas nature hostile à l’homme ? Y-a-t-il au contraire un altruisme naturel? Si le lien social peut se fonder en nature , il en retire de la solidité . Si le lien social est conquis sur une nature « asociale » ou « hostile à la société » , il est beaucoup plus fragile . Rappel : la nature de l’homme a été remodelée par la société . L’expérience ne nous livre que de manière tout à fait indirecte cette nature. Rousseau utilise dans le 2ème Discours l’image de la statue qui a séjourné au fond de l’eau et dont les traits ont été altérés par des dépôts.
Faut il parler d’un individu naturellement a - social ou hostile à la société ? Freud décrit un homme qui n’aura jamais la nature d’ « un termite » pris comme modèle de l’insecte social. ( Voir cours sur nature et liberté)
Freud porte au compte des données instinctives de l'homme "une bonne somme d'agressivité".La culture est un édifice qui doit toujours étre défendu contre les instincts de l'homme.
On a pu faire de l'égoïsme le caractère fondamental de l'homme, tout en essayant de montrer que les intérêts individuels s'harmonisent en vue du bien commun.
Peut- on au contraire défendre l’idée selon laquelle des sentiments nous uniraient de manière spontanée à nos semblables ? Cela permettrait d’enraciner la moralité et le lien social dans la sensibilité. Hume au 18 ème siècle décrit la sympathie.
L'égoïsme :
Bernard Mandeville, dans sa Fable des Abeilles (1714), imagine une ruche dont la prospérité dépend de l'âpreté de chacune des abeilles. Un prédicateur les convainc de devenir vertueuses. Elles n'achètent plus de produit de luxe, le chômage s'ensuit. La prospérité dépend, veut montrer Mandeville de l'exploitation des passions humaines.
"Je ne doute pas que bien des gens verront ici un étrange paradoxe ; et on me demandera quel profit le public retire des voleurs et des cambrioleurs. J'avoue qu'ils sont très pernicieux à la société humaine, et que c'est le devoir de tout gouvernement de les extirper et de les supprimer avec tout le soin possible. Et pourtant si tout le monde était rigoureuse ment honnête, et que personne ne se mêlait ou ne s'inquiétait de rien que de ses affaires, la moitié des serruriers du pays seraient en chômage et nombre de beaux objets ; qui sont à l'heure actuelle aussi décoratifs qu’utiles n’auraient jamais été imaginés s’il n’avait fallu se défendre contre les entreprises des maraudeurs et des brigands.
Si ce que j'ai dit paraît forcé, et que mon affirmation semble encore paradoxale, je prie le lecteur de penser à la consommation qui se fait et- il verra que les plus paresseux et les plus oisifs, les plus débauchés et les plus scélérats sont tous obligés de faire quelque chose pour le bien commun et tant qu'ils auront un estomac, et qu'ils continueront à porter ou à user d'une façon ou d'une autre ce que les travailleurs passent leurs journées à leur fabriquer, leur apporter ou leur fournir, ils sont malgré eux contraints de contribuer à entretenir les pauvres et à payer les dépenses publiques. Il n'y aurait bientôt plus de travail pour des millions de gens s’il n'y avait pas d'autres millions, comme je le dis dans la Fable •
Occupés
À détruire leur ouvrage.
Bernard Mandeville, La Fable des abeilles (1714)
Smith admet après Mandeville que l'intérêt privé est le moteur des échanges.Chacun travaille à s'enrichir et une sorte de " main invisible" harmonise les intérêts des uns et des autres.
"Ce n'est pas de la bienveillance du boucher , du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner , mais bien du soin qu'ils apportent à leur intérêt." Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations. Smith.
Exemple de sujet de dissertation : L'intérêt est-il l'unique lien social?
La sympathie :
Qu’est – ce que la sympathie ? Le sens du terme est beaucoup plus fort au 18ème que le sens communément admis actuellement.
La sympathie est l’attirance spontanée des êtres humains les uns pour les autres, attirance qui repose sur des affinités profondes. (de « sun » avec, et « pathos », émotion, affect).
« Les esprits de tous les hommes sont semblables par leurs sentiments et leurs opérations ; aucun d’eux ne peut ressentir une affection dont tous les autres seraient incapables …. Toutes les affections passent aisément d’une personne à une autre et engendrent les mouvements correspondant en toute créature humaine …. Si j’assistais à l’une des plus terribles opérations chirurgicales, certainement, avant même qu’elle ne commençât, la préparation des instruments, la disposition des bandages par ordre, la chauffe des fers et tous les signes d’anxiété et de préoccupation du patient et des assistants auraient un grand effet sur mon esprit et exciteraient les sentiments les plus forts de pitié et de terreur . » Traité de la Nature Humaine Édition Aubier - Montaigne P. 701.
« Les esprits de tous les hommes sont les miroirs les uns des autres » affirme Hume.
« Les esprits des hommes sont en miroir », chaque homme est apte à ressentir ce que les autres ressentent dans la même situation. Cela entraîne la possibilité de formuler les mêmes jugements à partir de sentiments communs.
Ce principe de la sympathie est puissant et entre dans la plupart de nos sentiments et de nos passions. La passion de la pitié est ainsi rendue possible par la sympathie : « La pitié dépend dans une grande mesure, de la contiguïté et même de la vue de l’objet ; et c’est là une preuve qu’elle procède de l’imagination, sans compter que les femmes et les enfants sont très sujets à la pitié puisqu’ils sont extrêmement guidés par cette faculté. La même faiblesse qui les fait pâlir à la vue d’une épée nue, même si elle se trouve entre les mains de leur meilleur ami, leur fait éprouver une pitié extrême pour ceux qu’ils trouvent dans le chagrin et l’affliction » . Traité de la nature humaine P.474 .
Sympathie et œuvre d’art.
Le plaisir pris à la représentation d’une tragédie est plaisir par sympathie :
« Le spectateur d’une tragédie passe par une longue suite de chagrins, de terreurs d’indignations et d’autres dispositions affectives que le poète représente dans le personnage qu’il produit. Comme beaucoup de tragédies finissent heureusement et qu’aucune bonne tragédie ne peut se composer sans quelques revers de fortune, le spectateur doit sympathiser avec tous ces changements et recevoir la joie fictive aussi bien que toutes les autres passions. » (Traité de la nature Humaine P.474)
Le sentiment de la beauté d 'une œuvre dérive de la sympathie.
Lorsque nous disons belles une table, une chaise, un écritoire et en général toutes les œuvres des artisans, c’est en fait à partir de l’observation de leur commodité ou de leur utilité. Comment l’observation de l’utilité procure t-elle un plaisir ?
Rien ne rend un champ plus agréable que sa fertilité, or la fertilité renvoie à l’usage.
« L’utilité, l’usage n’intéressent que le propriétaire ; il n’y a rien que la sympathie qui puisse y intéresser le spectateur. Nous entrons dans son intérêt par la force de l’imagination et ressentons la même satisfaction que les objets produisent naturellement en lui » (P.468 )
La sympathie est la source des distinctions morales ». Hume Elle nous permet de prendre part au bonheur ou au malheur d’autrui et nous conduit à condamner ou à approuver toute action qui a ses effets pour les autres hommes.
« La notion de morale implique un sentiment commun à toute l’humanité qui recommande un même objet à l’approbation de tous. » C’est un sens moral primitif qui nous fait approuver le bien et blâmer le mal. « Est bon, ce que nous sentons nous plaire. » On apprécie une action comme on apprécie le beau est le laid. Le jugement moral est une impression primitive, universellement répandue .Il est largement supporté par la sympathie, laquelle a plus ou moins de force selon que les objets sont plus proches ou plus semblables.
La morale pour Hume n’est pas issue de la raison.
L’amour et la haine sont liés à des sentiments de plaisir et de douleur. « Toute personne s’attire notre affection ou s’expose à notre malveillance en proportion du plaisir et de la peine que nous en recevons. » Traité de la Nature Humaine.
On peut prendre l’exemple typique de l’estime que nous portons aux riches et aux puissants selon Hume. Nous ne les aimons pas par calcul, en pensant aux bienfaits que nous pouvons recevoir. Nous éprouvons à les voir un plaisir qui correspond au plaisir qu’ils tirent de la jouissance de leur richesse.
Lorsque quelqu’un éprouve une passion, parent ou ami, la ressemblance de son comportement avec le nôtre en pareille occasion vivifie dans notre esprit l’idée de la passion et nous la fait éprouver. « Quand je perçois les effets de la passion dans la voix et les gestes d’une personne, mon esprit passe immédiatement de ces effets à leur cause, et il se forme de la passion une idée tellement vive qu’elle se convertit en un instant en la passion elle même «
J’éprouve des émotions par participation, de l’autre à moi, j’enrichis mon plaisir ou j’accrois ma peine.
La sympathie étend le plaisir qui peut être obtenu par participation.
Critique : N’est –il pas discutable de fonder les relations entre les hommes sur un sentiment ? Ce sentiment ne risque-t-il pas justement d’être trop restreint aux proches ? Peut-il franchir par exemple les barrières culturelles ? Hume remarque d’ailleurs que la sympathie est peut être restreinte aux proches.
Les hommes ne sont –ils pas réunis par des calculs d’intérêt plus que par la sympathie ? (Chez Hobbes, le Contrat Social est issu d’un calcul de la raison ; il est fait pour faire cesser l’état de guerre.)
Si l’on observe une diversité de jugements moraux de culture à culture cela ne signifie –t-il pas que les hommes n’apprécient pas les actes de la même manière ? On a pu suggérer que L’exercice naturel du sentiment a été perdu, et que c’set à la culture de le restaurer dans un apprentissage ?
La pitié produit d’une éducation :
Rousseau souligne que la pitié naturelle a été perdue. La nature humaine a été transformée par l’éducation, il faut alors tenter d’en retrouver les principes par la réflexion.
La pitié est une répugnance innée, naturelle à voir souffrir, non seulement mon semblable,mais tout être sensible en général. Elle opère par une identification immédiate, irréfléchie à celui qui souffre. La pitié est donc liée à une nature sensible commune.
Rousseau pense que les bêtes donnent quelques signes de pitié. Cette pitié primitive, décrite comme un des instincts de l’homme naturel est altérée par la réflexion.
L’homme social, qui développe sa raison, développe en même temps son égoïsme. Chacun rentre en soi même et s’isole des autres. Il faut donc développer une pitié réfléchie. L’éducation doit de manière délibérée cultiver la pitié de l’enfant par des expériences déterminées. L'enfant doit donc être très tôt confronté au spectacle du malheur des autres. C'est seulement ainsi qu'il peut prendre l'habitude de « se mettre à la place (...) de ceux qui sont plus à plaindre'. » Par ces jeux de l'imagination (c'est elle pour Rousseau qui permet le transfert), il apprendra à devenir envers les autres chaque fois plus sensible et pitoyable.
Cette éducation par la contemplation des misères humaines permet le développement des « passions attirantes », bonté commisération etc …lesquelles fondent entre les hommes les conditions d’une véritable communication et d'un authentique partage. Pour Rousseau au contraire, le spectacle du bonheur des autres ne pourrait que susciter «l'envie, la convoitise, la haine » ; (« les passions repoussantes ») : le cœur humain ne s'ouvre, ne se dilate que confronté à la souffrance de l'autre; la joie de l'autre ne fera jamais que blesser son amour-propre. En Somme, pour Rousseau, la vue d'êtres malheureux développe la pitié qui rend heureux et celle d'êtres heureux suscite l'envie qui rend malheureux.
« Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu' il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a déjà souffert, qui sentent les douleurs qu' il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée comme pouvant les sentir aussi. »
Peut - on reconnaître l'autre, universellement ?
Même si l’on admet la présence en l’homme un sentiment naturel de sociabilité, ce sentiment risque d’être sujet à des critiques. S’il s’agit de sympathie, elle suppose peut être une certaine proximité. S’il s’agit de tout autre sentiment, on peut en contester la pureté, ne risque t—il pas d’être entaché d’une part d’égoïsme ?
Si l’on ne reconnaît pas en l’homme de tels sentiments, mais si on le décrit plutôt comme égoïste et animé par des passions naturelles comme l'intérêt , ou encore l’ambition, la cupidité, l’instinct de domination (Kant : insociable sociabilité), cela signifie t—il que la coexistence avec autrui sera toujours conflictuelle ?
Autrui : le Prochain. L'injonction chrétienne d’amour du prochain.
Le christianisme est exigence d’universalité. Le paradoxe de la notion chrétienne du prochain, c’est que tout homme m’est proposé comme mon prochain, même mon ennemi. Le prochain, ce n’est pas l’homme de la même cité, ou de la même culture.
Il reste que le sentiment est spontané : que peut signifier un devoir d’aimer ?
Le christianisme est peut – être l’indication d’une réponse à l’hostilité de l’homme pour son semblable. Freud y voit un effort de notre culture pour tenir en bride la nature de l’homme.
« Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament. A qui te frappe une joue, présente encore l’autre ; à qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien, ne réclame pas. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement. Que si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pêcheurs en font autant » <u> Evangile selon ST Luc VI 27-34 .</u>
L’exigence raisonnable de respect universel de la personne humaine, en soi et en autrui.
CF Kant Rappel.(Voir Cours sur la Réflexion Éthique)
Kant fait une relecture de l’injonction chrétienne. Il ne peut s’agir d’un amour « pathologique », c’est à dire lié au sentiment, mais du respect, sentiment moral par excellence dans laquelle la sensibilité se tait.
La raison pratique est présente en tout homme et elle est en lui exigence du respect d’autrui.
Kant propose une communauté fondée sur la raison et non sur le sentiment.
« La pitié est douce parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre ; on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être » (Emile)
Dans une morale de la pitié, autrui est pris dans un rapport de réciprocité qui se fonde sur une nature commune sensible. Mais on peut faire remarquer que la pitié comme compassion ne me fait jamais souffrir de la souffrance même d’autrui, mais d’une souffrance qui m’est propre. La souffrance d’autrui est toujours au delà de la mienne. La pitié a une apparence morale, mais ne peut elle pas être mêlée d’autres sentiments plus égoïstes , comme le soulagement d’être épargné … etc ? Kant oppose à une morale fondée sur le sentiment une morale fondée sur le respect de la personne humaine, personne respectée comme être raisonnable.
Extrait d'Emile de Rousseau sur la pitié.
Emile ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tôt ou tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d’agiter ses entrailles ; l’aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux ; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu’ il sache d'où lui viennent ces nouveaux mouvements. S'il était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas ; s'il était plus instruit, il en connaîtrait la source : il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu'il sent. Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu' il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a déjà souffert, qui sentent les douleurs qu' il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi, nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui. Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider et la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui ; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain ;c'est-à-dire, en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve ? » Rousseau Emile. Livre IV P.288-289 G.F