L'art des Techniques
La technique, art et artifice
Analyse de la notion d'art
Produits de l’art et produits de la nature
L’art c’est en général l’artifice ou la ruse de l’homme. L’art est précédé d’un projet conscient auquel l’objet créé devra sa forme.
Le galet est formé par des forces aveugles qui s’appliquent à lui de l’extérieur.Le fruit, se développe selon une loi de production interne.
Pascal : Préface traité du vide, Marx : l’abeille et l’architecte.
Le mot art renvoie à l’art des techniques et à l’art des beaux arts.
De l’art des techniques, on dit qu’il vise essentiellement l’utilité alors que l’art des beaux arts vise la beauté, mais la distinction n’est pas toujours pertinente : beaucoup de civilisations ne produisent pas d’objets dont le seul but serait de plaire par leur beauté.
Le propulseur préhistorique peut être orné d’un cheval.
La technique peut s’incarner dans des méthodes et pas seulement dans des objets.
Toutes les cultures humaines se caractérisent par la présence de techniques
Le paléontologue lie l'humanité à la présence du plus modeste galet aménagé. Toutes les cultures n'ont pas de science , mais elles développent des techniques qui se transmettent dans la société. L'homme possède une main manipulatrice d'outils. Ses outils ne sont pas fixés à son corps comme ceux des animaux. Aristote , la nature a donné la main au plus intelligent des êtres ....(Voir extrait du "Des parties des animaux".)
La technique est un « acte traditionnel efficace » Marcel Mauss.
« On appelle technique un groupe de mouvements, d’actes, généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à produire un but connu comme physique, chimique ou organique » Mauss : Journal de Psychologie.
''Efficace parce que poursuivant un but utilitaire. Les techniques sont fondamentalement liées au besoin auxquelles elles apportent une réponse en fournissant des moyens de satisfaction.
Traditionnel, parce que la technique humaine étant consciente et non instinctive elle se transmet de générations en générations et est donc susceptible de progrès. Elle est historique.
NB La magie est aussi un acte traditionnel efficace, mais le magicien attribue la réussite de ses actes à l’irruption dans son monde des forces du sacré.
La technique se distingue de la science
La technique a longtemps été empirique et tâtonnante. Elle procède par essais et par erreurs et peut réussir sans connaître les raisons de son succès. On dit que c’est un savoir faire aveugle.
(Exemples : le traitement médiéval du goitre par la cendre de varech. On ne connaît pas l’iode et on ne peut savoir que la réussite repose sur l’emploi de l’iode.
Alain emploie pour parler des techniques maritimes une métaphore qui renvoie un peu à la sélection naturelle : on ignore pourquoi telle forme de bateau flotte mieux que les autres, par contre on reproduit les formes de ceux qui ont échappé aux tempêtes.)
A partir du Dix Septième siècle la science éclaire la technique. Elle montre la raison de ses échecs et permet d’y remédier. Ex : le problème des fontainiers de Florence et les découvertes de Torricelli sur le vide et la pression atmosphérique.
Ex : Les progrès de l’optique théorique et leur application à la construction d’une lunette astronomique dont on connaît les spécificités alors qu’un lunetier Hollandais. Jacques Metius l’avait construite en tâtonnant. (Descartes –La Dioptrique.)
Les techniques contemporaines sont de la science appliquée. Création d’instruments d’investigation comme le microscope électronique. Chimie et synthèse et invention de corps pour l’industrie.
Les techniques sont des moyens.
Tout moyen suppose des fins. La technique se subordonne aux fins pour lesquelles on l’utilise. La réflexion sur la technique implique une réflexion morale et une réflexion juridique.
Rappel : Kant analyse la culture.
Le siècle des Lumières a perfectionné les sciences et les techniques. Kant refuse d’y voir l’achèvement de l’homme. Il importe pour lui que le droit se développe et que l’homme se moralise. (Que fait-on des techniques dont on dispose ?) Le problème est contemporain ; mais à notre époque, on a parfois tendance à prendre le développement technique en lui-même pour fin.
Peut-on ramener le progrès humain au progrès technique?
La confiance mise en la technique, l'optimisme
C’est le thème prométhéen : on définit l’homme comme technicien et on voit l’humanité lancée grâce à la technique dans une perspective de progrès.
Rappel :La technique s’incarne en des objets, elle existe aussi comme méthodes mises au service d’un but.
L’optimisme cartésien : L’homme sera comme maître et possesseur de la nature.
Voir extrait du Discours de la Méthode.
A/ Les moyens techniques
Descartes réutilise le thème de l’Ancien Testament : Dieu a donné la nature et les animaux à l’homme pour qu’il en soit le maître et le possesseur. Descartes souligne le « comme » pour ne pas mettre l’homme à la place de Dieu.
Descartes a connu la révolution galiléenne . (Loi de la chute des corps 1604 . Il fait quelques découvertes scientifiques en physique.(Lois de l'optique). Il est soucieux de les vulgariser. Il pense que la science ainsi répandue, par les applications qu’elle trouvera, aidera l’humanité en allégeant ses peines. La médecine pourra progresser par la connaissance du corps humain et elle permettra à l’homme de vivre plus longtemps.
Remarque et digression à revoir dans le cours sur le vivant:
Le mécanisme cartésien est une conception de la nature qui pense pouvoir en rendre compte par les lois de l’étendue géométrique et par les lois physiques du mouvement. Dans la nature, on trouve des vivants. Descartes croit possible la connaissance du vivant .Il prend comme modèle heuristique la machine. (l’automate à son époque) Les vivants créés par l’ingénieur divin ont seulement des rouages plus petits que les automates créés par l’homme. Il faut seulement un bon instrument grossissant pour parfaire la connaissance des vivants. (Il faudra attendre le milieu du Dix Neuvième siècle et Claude Bernard pour revoir affirmer que le vivant obéit au principe de déterminisme (les mêmes causes engendrent toujours les mêmes effets) et est susceptible d’être connu scientifiquement. Seule l’âme humaine, que Descartes affirme de nature toute spirituelle, échappe au déterminisme et est principe de liberté.
B/ Les techniques comme méthodes
Descartes souligne ci-dessus que la médecine est au principe du bien vivre.
Si l’homme est union de l’âme et du corps, vivre pour lui c’est gérer l’union.
L’âme « pâtit » du fait de son union avec le corps. (Pâtir : subir, souffrir). Le surgissement de la passion est involontaire. Émotions, sentiments, et passions, au sens de mobilisation de la vie psychique autour d’un thème dominant (avarice) ont pour base pour Descartes une dérégulation organique. « Le corps se désordonne ».
L’union de l’âme et du corps a été faite par Dieu pense Descartes, en général, elle a une fonction d’équilibre vital, (si j’approche la main du feu, un réflexe me fait la reculer), mais il y a quand même quelques erreurs. Les erreurs s’enracinent dans le passé de l’individu, dans des conditionnements anciens qui se sont formés à une époque où l’esprit critique n’est pas présent. (Ex : un enfant a eu peur d’un chat dans son berceau. Il a réagi par la terreur à un spectacle qui n’aurait pas dû le terroriser. Plus tard, il répétera la même association.)
La volonté ne peut rien directement sur la passion. Je ne peux dilater la prunelle de mes yeux par un seul acte de volonté, je prends un détour. Si j’ai peur, je ne peux enjoindre mon corps de ne pas trembler. Je ne suis pas dans mon corps « comme un pilote en son navire ». Par contre, je peux ruser avec mes passions, trouver des détours. Ce sont des méthodes de gestion de soi : laisser agir le temps, parce que le désordre organique ne dure pas et que le corps se rééquilibre tout seul, divertissement (au sens de se détourner) parce que s’absorber dans un spectacle plaisant peut permettre d’éluder la tristesse, lutter contre une passion en essayant de susciter une passion contraire : lutter contre la peur en évoquant la gloire qu’il y aura à vaincre … etc.
On comprend qu’une technique, c’est une méthode mise au service d’une fin, et ici la fin n’est pas la maîtrise de la nature, mais la maîtrise de soi.
NB : On peut évoquer d’autres techniques comme méthodes : la rhétorique est une méthode mise au service de la conquête du pouvoir politique. Chaque activité peut renvoyer à sa technique.
Sujet de dissertation : Quelles fins poursuit l’activité technique ?
Il faut bien comprendre que la technique se situe au niveau des moyens. Elle ne prescrit pas elle-même les fins. On peut en un sens la mettre au service de n’importe quelle fin.
L'interrogation: le progrès technique peut-il être nécessairement associé au progrès moral?
L'Encyclopédie systématise au 18ème siècle l'œuvre de vulgarisation des sciences et des techniques. Les Encyclopédistes associent le progrès des arts et le bonheur. Deux voix discordantes se font entendre. Rousseau ne partage pas cet optimisme. Kant le rejoint. Dans le Discours sur l'Origine et les fondements de l'Inégalité de Rousseau, deux inventions la métallurgie et l'agriculture mettent fin à l'autarcie et sont désignées comme les progrès qui précipitent l'humanité dans l'esclavage et les relations de domination. Kant prolonge l'analyse en décrivant son siècle comme "civilisé, mais pas moralisé.Les progrès de la raison technicienne, les progrès de la connaissance en général sont plutôt vus comme des facteurs d'inquiétude nous éloignant du bonheur. Et connaître au sens scientifique du terme ne signifie pas être capable de bien agir, c'est à dire de respecter la loi morale.
Le moment du doute et de la suspicion: l'homme maîtrise-t-il ses techniques?
On peut lire d’une manière moins optimiste le mythe de Prométhée. Le titan incarne une force aveugle, il se dresse contre l’ordre divin. L’œuvre technique comme transgression de l’ordre divin peut être pensée comme sacrilège et source de maux. Le châtiment de Prométhée renvoie aux tourments incessants de l’homme moderne. Sa libération a été manquée.
Autour de deux thèmes : ''Les moyens de maîtrise nous échappent-ils ? Tout le possible est-il légitime ?
A/ Le thème de l’imprévisibilité :
H. Arendt fait état d’une inquiétude. La technique issue des sciences modernes permet à l’homme d’introduire dans son monde des phénomènes dont il ne contrôle pas les conséquences à long terme. L’homme « fait son histoire » au sens où sa liberté choisit de l’avenir. Peut-on se réjouir du fait qu’il introduise de l’imprévisibilité dans le devenir de sa propre planète. (Phénomènes thermonucléaires, pollution etc.)
B/ Tout le possible est-il légitime ?
Francis Bacon écrivait, en imaginant une cité parfaite : « Notre fondation a pour fin de connaître les causes, le mouvement secret des choses et de reculer les bornes de l’empire humain, afin de réaliser toutes les choses possibles. » La nouvelle Atlantide.
Notre époque reproche plutôt à la science et à ses applications techniques d’explorer tout le possible, sans discernement.
« Tout ce qui peut être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu’il n’y a rien d’autre qu’elle et que la réalité qu’elle connaît. » Michel Henry - La Barbarie.
La techno science ne se prend elle pas elle-même pour fin ?
De manière contemporaine se pose la question de la nécessaire subordination de la technique à des fins éthiques. Ne doit-on pas légiférer pour que le droit vienne imposer des limites ? Les plus pessimistes considèrent qu’il ne faut pas se faire d’illusions et que tout le possible sera.
Exemple les biotechnologies.
La génétique et ses applications techniques posent actuellement la question d’un nouvel eugénisme.
Les familles ayant déjà eu un enfant porteur d’une maladie d’origine génétique se voient proposer une méthode de fécondation in vitro et un diagnostique préimplantatoire, ou un diagnostic prénatal et un avortement thérapeutique. On n’est pas dans le cadre d’un eugénisme comme théorie d’état imposée par un pouvoir politique. Mais au cas par cas, on élimine du patrimoine génétique de notre espèce certains gènes dont on ignore après tout, si dans d’autres circonstances ils ne représenteraient pas une aptitude positive.
L’avortement –thérapeutique n’est pas à relier seulement au problème des maladies génétiques. Il peut s’agir d’éliminer tout fœtus présentant une malformation. Dans ce cas, on a affaire à un eugénisme négatif : la société semblant choisir de sélectionner tout ce qui s’écarte de sa norme.
Le clonage (thérapeutique ou reproductif) est au centre de débats éthiques et juridiques contemporains.
Avons nous des devoirs envers les générations futures?
Jonas dans son ouvrage , Le principe de responsabilité pose la question de la responsabilité qui est la nôtre à l’égard des générations à venir. Avons-nous des devoirs envers elles ?
Il appuie sa réflexion sur le principe moral kantien du respect absolu de la personne humaine.
La raison pratique (légiférant en matière de moralité) exige de nous un tel respect comme seul principe moral universalisable. Elle nous dicte notre devoir sous forme d’un impératif catégorique.
IL n’est pas irrationnel, au sens logique du terme, de préférer une vie agréable pour soi, qui se ferait au détriment de l’avenir de l’humanité ou de celui de la planète.
Par contre du point de vue d’une raison législatrice de la règle morale, on peut se faire un devoir de respecter les générations futures.
Les générations futures n’existent pas, on ne peut en faire des personnes ou des sujets de droit.
De la même manière, les animaux (bio- diversité) ne sont pas des sujets de droit, ou des sujets moraux.
Pour cette raison Jonas présente son principe comme un « axiome injustifiable »
(NB : un axiome est un principe intuitivement évident, jamais démontré qu’on prend comme base en mathématiques ou en géométrie : le tout est plus grand que la partie, deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles.)
Sujet de Dissertation : N’avons nous des devoirs qu'envers autrui ?
Qui est autrui : l’alter ego (autre conscience)
Lecture religieuse du sujet : devoirs envers Dieu
On peut se reconnaître des devoirs envers soi : ne pas laisser ses talents en friche
Jonas suggère que nous avons des devoirs envers les générations futures ; ce n’est pas encore autrui.
On peut se reconnaître le devoir de ne pas détruire notre planète ou la biodiversité ( les animaux ne sont pas d’autres consciences )
Textes
Technique comme méthode
Descartes :Lettre à Elisabeth mai ou Juin 1645.
« Une personne qui aurait une infinité de véritables sujets de déplaisir, mais qui s'étudierait avec tant de soin à en détourner son imagination, qu'elle ne pensât jamais à eux, que lorsque la nécessité des affaires l'y obligerait, et qu'elle employât tout le reste de son temps à ne considérer que des objets qui lui pussent apporter du contentement et de la joie, outre que cela lui serait grandement utile,pour juger plus sainement des choses qui lui importeraient, pour ce qu'elle les regarderait sans passion, je ne doute point que cela seul ne fût capable de la remettre en santé, bien que sa rate et ses poumons fussent déjà fort mal disposés parle mauvais tempérament du sang que cause la tristesse. Principalement, si elle se servait aussi des remèdes de la médecine, pour résoudre cette partie du sang qui cause des obstructions ; à quoi je juge que les eaux de Spa sont très propres, surtout si Votre Altesse observe, en les prenant, ce que les médecins ont coutume de recommander, qui est qu'il se faut entièrement délivrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s'occuper qu'à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien. Ce qui n'est pas perdre le temps, mais le bien employer ; car on peut, cependant, se satisfaire par l'espérance que, par ce moyen, on recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres biens qu'on peut avoir en cette vie.
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Optimisme
Descartes - Discours de la méthode 1637
Mais sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de le santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on_ doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable ; mais, sans que j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir; et qu'on se pourrait exempter d'une infinité de maladie tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.
L'art des Techniques-La Mise en Oeuvre des Techniques-Le Travail
Introduction -Problématique
Le monde du travail est entièrement constitué de techniques : outils machines. Les techniques sont les moyens du travail. Hannah Arendt souligne la pérennité de la technique, alors que le travail est une activité récurrente.
On appelle travail toute activité utilitaire de transformation de la nature en vue de satisfaire un besoin humain. Nous travaillons parce que nous avons des besoins vitaux, donc sous la pression de la nécessité.
Le travail s’oppose au rêve, au jeu, à la guerre, à toute activité gratuite. Les besoins vitaux sont le signe de notre communauté avec les autres êtres vivants. Le besoin est un manque, mais c’est d’abord la survie du corps qui définit ce manque. Que peut-il y avoir de noble dans le travail s’il marque notre soumission à la nécessité ? La liberté ne consiste-t-elle pas à s’émanciper du travail ?
Pour les uns, l’homme est libre quand il ne travaille pas, pour les autres, le travail lui-même est libération.
Notre culture véhicule des valorisations contradictoires du travail. Les anciens (grecs) « jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie » (H. Arendt) ( Voir document ci- dessous)
Le christianisme y voit une punition (mais aussi la possibilité d’une expiation et d’un rachat). Les ordres monastiques hésitent entre la valorisation de la prière et la valorisation du travail.
Faisons une place particulière au puritanisme à la lumière du texte de Weber : « Ethique Protestante et esprit du capitalisme »
Luther fait du travail une vocation. Les calvinistes introduisent l’idée de prédestination et la préoccupation de l’élection.
Dans le puritanisme) croire à la prédestination conduit à considérer le travail comme une vocation. Se retirer dans un couvent pour prier n'est pas valorisé. Par contre, chacun recherche les signes de son élection. Que le travail porte des fruits constitue ce signe. On s'enrichit, mais pas pour jouir des fruits de son travail et gaspiller. Le travail est vécu comme une ascèse, l'argent est accumulé. Max Weber montre donc qu'une éthique religieuse a pu induire un comportement d'accumulation capitaliste.
La bourgeoisie du XVIIIème réintroduit la valorisation du travail : on ne se définit plus par son sang, mais par ses œuvres. Elle se développe chez Kant, Hegel, puis Marx.
Faut-il rapporter ces contradictions à l’essence du travail ? Faut-il tenir compte des conditions historiques dans lesquelles le travail s’effectue? (conditions au rang desquelles il faut mettre le développement moderne des techniques.)
La réflexion sur le travail est toujours marquée historiquement. Il est difficile de parler du travail « abstraitement », c'est-à-dire d’en construire un concept en le coupant d’un contexte historique et social dans lequel il s’effectue.
NB : C’est surtout Marx qui élabore cette notion de travail, considérée en général. Dans l’Antiquité grecque, par exemple, il n’y a pas de mot équivalent. On dit que l’esclave « peine », que l’artisan « produit »
Tout travail est il servile? Le travail ne marque -t-il pas notre dépendance par rapport aux besoins?
On peut considérer que dans le travail, l'homme est esclave de la nécessité.Il besoins physiologiques à satisfaire, il n' y a rien de noble dans l'activité laborieuse.
Le besoin marque la dépendance de l’homme envers la nécessité naturelle et envers son corps. Cette dimension a été jugée avilissante par les grecs.
- Deux perspectives s'ouvrent pour s' affranchir de la nécessité:
- Prendre des esclaves.
- Limiter ses propres besoins.
La première solution fut celle, entre autres,de la société grecque.
L'autre solution est morale: reconquérir sa liberté en limitant ses besoins. Attention, il faut que cela parte d'une libre décision. Marx décrit au 19ème siècle "l'ouvrier ascétique" par ironie. Louvrier est exploité et réduit à une survie animale.
Le sage n’est il pas celui qui sait se rendre indépendant de la nécessité naturelle en limitant le plus possible ses besoins ? Diogène le Cynique casse son écuelle lorsqu’il voit un enfant boire dans ses mains. La nature est pénurique, il faut travailler, mais on peut dire aussi que nos besoins insatiables rendent la nature pénurique et nous contraignent à travailler. Epicure remarquait que la nature a fait les besoins nécessaires et naturels aisés à satisfaire.
Rousseau rappelle après lui que tout homme qui ne voudrait « que vivre », vivrait heureux. Le bonheur de l’homme naturel dont Rousseau forme l’hypothèse est de cette sorte. Par contre la société naissante et les passions qu’elle engendre développent l’imagination et créent de nouveaux besoins que l’homme ne sait plus satisfaire seul. Rousseau nomme fantaisies tous les désirs qui ne sont pas de vrais besoins et qu’on ne peut contenter qu’avec le secours d’autrui. A l’âge des cabanes rustiques, les hommes se contentaient des « arts qu’un seul pouvaient faire » (autarcie) Ensuite, avec la métallurgie et l’agriculture naissent les échanges sociaux qui vont fixer les inégalités naturelles en inégalités sociales. « Tous les animaux ont les facultés nécessaires pour se conserver. L’homme seul en a de superflues. N’est-il pas bien étrange que ce superflu soit l’instrument de sa misère ? Les grands besoins naissent de grands biens, et souvent, le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de s’ôter celles qu’on a » (Rousseau- Emile Livre II)
"On croit m'embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu'il n'en faut point du tout. Tout est source de mal au - delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins; et c'est au moins une très haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande dépendance. Ce n'est pas sans raison que Socrate, regardant l'étalage d'une boutique, se félicitait de n'avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un, que le premier qui porta des sabots était un homme punissable, à moins qu'il n'eût mal aux pieds" ROUSSEAU "Dernière réponse de Jean - Jacques ROUSSEAU de Genève" in Discours sur les sciences et les arts.
Où cesse le besoin ? Où commence le superflu ? Rousseau n'a nulle peine pour répondre à la question qui lui est posée après le Discours sur les sciences et les arts où sont condamnées comme dangereuses et inutiles les connaissances, les techniques et les œuvres d'art. Le superflu commence précisément là où le besoin cesse.
Par le besoin, nous voici donc esclaves de la nature que notre travail s’efforce de transformer et esclaves des autres hommes dont la volonté dispose de notre liberté et de notre bonheur.Nous mettons notre âme dans une dangereuse situation de dépendance en multipliant nos besoins. En fait, il s'agit de désirs nés de l'imagination.
Toutefois, autant le besoin augmente notre dépendance vis-à-vis des autres, autant il contribue à développer notre sociabilité, la division du travail, le commerce, l’invention. Le travail est créateur d’échanges sociaux. Il faut y reconnaître aussi la manifestation de la perfectibilité de l’homme. Critiquer les besoins que la société et l’histoire suscitent, ce serait inviter à rentrer dans l’état de nature, ce qui n’a pas de sens, (et ce que Rousseau n’a jamais fait)
NB: Notre époque peut se reposer la question du besoin sous un angle nouveau. La société de consommation nous rend dépendant d’une industrie qui crée des besoins superflus et nous engage à travailler en identifiant le bonheur à la possession de biens de consommation. (Et ceci dans un monde où certains parviennent à peine à donner satisfaction à leurs besoins vitaux.)
Le travail n'a -t-il pas une dimension essentielle d'émancipation de l'homme?
Hegel : la dialectique du maître et de l’esclave :
Hegel développe une sorte de mythe rationnel : Sur le champ de bataille, celui qui devient esclave est celui qui a tremblé pour sa vie animale Le maître a osé supporter le risque de la vie. Il a besoin de l’esclave pour le faire travailler, mais aussi et surtout pour être reconnu comme maître. Quand la relation s’est instaurée, le maître mène une vie de jouissance, il consomme ce que l’esclave produit. Il mène une sorte de vie animale. Par contre l’esclave transforme la nature, développe des techniques. L’humanité, nous dit Hegel chemine par le travail de l’esclave. Hegel fait du travail la dimension de la prise de conscience de soi.
Conscience : cum scio = avec savoir. Je peux me connaître moi-même, intellectuellement, par une réflexion sur moi-même. Je peux aussi me connaître moi-même dans l’œuvre.
Pour Hegel l’homme se connaît lui-même en transformant ce qui lui est étranger. Il imprime par le travail sa marque dans le monde extérieur. Il objective ses talents. ( Extrait de l’esthétique de Hegel : le petit garçon qui fait des ricochets , transforme la nature et y reconnait la marque humaine)
Marx après Hegel souscrit à cette revalorisation du travail :
Marx dans Le Capital I - 3ème section souligne les caractères fondamentalement humains du travail.(Voir Texte)
Le travail est bien sûr une « activité utile à la vie », mais l’homme, modifiant la nature « modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent »
Le travail proprement humain, à la différence de l’activité animale (abeille) est une activité consciente, réfléchie. Le plus mauvais architecte « construit la cellule dans sa tête » avant de la construire dans la ruche. Il réalise son projet. La nature s’humanise parce que l’homme y réalise ses propres fins et en même temps l’homme prend conscience de ses propres aptitudes en les manifestant dans une œuvre.
Ce faisant, le travail est une culture de la volonté. pour mener à bien une tâche, il faut vouloir longuement, dans le même sens. Il faut « une tension constante de la volonté ». On comprend là qu’on a pu donner au travail une valeur morale de discipline de soi sur soi.
Le facteur technique intervient dans le travail et le détermine. « Ce qui distingue une époque d’une autre dit Marx, c’est moins ce qu’on produit que la façon dont on le produit »
Les techniques animales n’évoluent pas ou très peu. Les techniques humaines innovent et se modifient dans l’histoire (CF Pascal- Préface du Traité du Vide)
L’homme en transformant la nature se transforme lui-même ainsi que son propre milieu. Il façonne et fait évoluer des rapports sociaux. Il entre dans l’histoire.
NB : Cette revalorisation du travail que nous avons étudiée apparaît au 18ème siècle dans les textes kantiens, puis chez Hegel auquel Marx l’emprunte en la transformant.
Kant écrit qu’on ne peut reprocher à la nature d’avoir crée l’homme nu, et doté seulement de la main, parce que grâce à cette avare dotation, l’homme a dû tirer de lui-même tout son développement. (Voir Cours sur la culture)
Une humanité comblée par la nature (paradis terrestre) et ne rencontrant jamais la nécessité de travailler n’aurait pas non plus progressé. Dans son Traité de pédagogie, Kant affirme qu’il n’y a pas lieu de regretter la condition d’Adam et Eve. Il faut plutôt dire que, chassés du paradis terrestre et forcés de travailler, ils se sont lancés dans un processus de progrès historique .Kant accorde aussi une valeur pédagogique au travail : « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler » Le travail est une discipline formatrice qui éduque à la liberté. (Culture de la volonté)
Si on reconnaît au travail ces aspects positifs, pourquoi est-il si souvent vécu comme un esclavage pénible ? Les conditions historiques dans lesquelles il s’effectue n’en sont elles pas responsables ?
Les conditions historiques dans lesquelles le travail s'effectue
Analyse de la notion d’aliénation
Aliéner, c’est donner à l’autre. Etre aliéné,c'est devenir autre, devenir étranger à soi même, être dépouillé de ce qui nous est propre, devenir dans ce cas aussi dépendant de l’autre. (Le « fou » , l’aliéné , c’est l’homme dépouillé de sa raison).
On peut parmi des facteurs multiples de l'alienation en isoler deux ou trois:
La division sociale du travail :
Chacun a sa tâche. C’est un phénomène normal d’évolution des sociétés. Le travail suscite a-t-on remarqué plus haut les échanges sociaux. Marx et les socialistes utopiques la dénoncent au 19 ème siècle parce que, engendrant la spécialisation des tâches, elle crée un homme « parcellaire, enfermé dans un secteur d’activité : agriculteur ou forgeron. Ils ont la nostalgie de l’ « homme total » dont les aptitudes seraient développées dans des sens différents. Ils déplorent surtout la division entre le travail manuel et le travail intellectuel.
La division technique du travail :
L’évolution des techniques (Mais aussi des impératifs de rentabilité) ont décidé la transformation de l’artisanat et des métiers .La pensée du travail est séparée des tâches d’exécution et l’ouvrier sur une chaîne est condamné à une tache parcellaire d’exécution. Le travail ne mène plus à la création d’une œuvre. On peut voir dans cette évolution des sociétés industrielle une conséquence perverse de l’évolution des techniques.
Marx cependant essaie de montrer, en faisant une critique de l’économie libérale, que ces facteurs sont surtout rendus néfastes pour l’homme par la structure de la société dans laquelle le travail s’effectue.
Aliénation et lois du marché.
Dès qu’apparaît la manufacture le travailleur ne peut que vendre sa force de travail. Le travail qui devrait être un moyen pour l’homme d’incarner ses aptitudes dans une œuvre n’est plus qu’une « marchandise soumise aux même lois que les autres marchandises » Le travailleur vend sa force de travail pour assurer sa subsistance. « La force de travail est donc une marchandise que son possesseur le salarié vend au capital. Pourquoi la vend –il ? Pour vivre… (…) Les 12 heures de travail n’ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d’aller à table, à l’auberge, au lit. » (Travail salarié et Capital.) Le travail est sensé élever l’homme au dessus de l’animalité. Les conditions historiques dans lesquelles il s’effectue sont telles que son activité n’a d’autre sens pour lui que d’assurer sa survie physiologique.
La force de travail a un prix. Les économistes libéraux considèrent que le capitaliste achète la force de travail à son juste prix. Marx remarque d’un part que l’échange est contraint. Le travailleur » libre » création des sociétés industrielles est en fait obligé de vendre sa force de travail pour survivre. Sa « liberté » est théorique. D’autre part Marx dénonce les économistes libéraux en affirmant que la force de travail n’est pas vraiment payée : l’ouvrier se trouve dépouillé d’une partie de son travail qui est la source du profit capitaliste.
Le remède est pour Marx économique et social. La machine n’est pas fautive, mais la loi du profit.
Marx considère qu’une société sans classes pourrait mettre fin à l’exploitation du travail humain. L’homme doit redevenir une fin. (et non un moyen subordonné à des impératifs de production)
Les valorisations contemporaines du travail sont elles autant de mystifications?
Marx définit donc l’homme comme un producteur et souhaite qu’on lui rende sa dignité de producteur. Doit-on faire peser un soupçon sur cette hiérarchie de valeurs qui place au premier rang des activités humaines le travail ?
Nietzsche au 19 ème siècle suspecte cette valorisation du travail de n’avoir d’autre fin que des fins de pacification sociale. « Le travail n’est-il pas la meilleur des polices ? » Les sociétés ont peur de l’individualisme et préfèrent que les hommes s’investissent dans des tâches utiles à tous, en y usant leurs forces nerveuses. Renouant avec les valeurs grecques, Nietzsche affirme que seules valent pour l’individu, la guerre, la poésie, les activités d’un loisir actif, (la politique, l’art) mais que les sociétés démocratiques ne veulent pas le reconnaître. La hiérarchie des valeurs grecques reposait sur l’esclavage qui permettait à certains de se libérer des tâches productives. Nietzsche ne peut l’ignorer. Aristote écrivait "Quand les navettes marcheront toutes seules, nous n’auront plus besoin d’esclaves » . Nietzsche préfère sans doute à une sociétés qui se veut productive et produit souvent trop de superflu, une société plus frugale, donnant moins satisfaction aux besoins, mais faisant plus de place à l’art.
Conclusion
L’homme être qui pense, producteur, artiste ?