Les Pensées de Pascal
En marge du travail fait en Lettres , puisqu'une partie des Pensées figure au programme du Baccalauréat, nous essaierons de lire en travaillant le programme de philosophie quelques extraits du texte de Pascal ainsi que des extraits d'autres œuvres du même auteur "Discours sur la condition des grands", "Préface sur le Traité du vide".
Préambule : remarques générales :
Pascal envisageait d' écrire une Apologie de la religion chrétienne. S'adressant aux libertins de son époque, il voulait rassembler des arguments propres à défendre la religion chrétienne. Les libertins du Dix Septième siècle sont des esprits forts, des raisonneurs qui discutent les fondements du pouvoir royal et prennent parfois des positions athées.Des grands seigneurs comme Condé ou Gaston d'Orléans appartiennent à ce courant. Ce sont aussi des joueurs, et pour eux Pascal s'intéresse au calcul de probabilités.
Pascal vise -t-il à convertir les libertins ? Le propos serait en contradiction avec une de ses positions les plus constantes. Pour lui, seul Dieu convertit l'homme en lui donnant sa grâce et en touchant son cœur.Les vérités de la foi ne peuvent cheminer de la raison jusqu'au cœur. Lorsqu'il fait le récit de sa propre conversion, Pascal décrit une illumination.
Quel peut être le sens d'une argumentation rationnelle ? Peut-on dire qu'elle est propre à tourner les esprits vers Dieu ? Qu'elle les dispose à recevoir la Grâce ? User de sa raison, argumenter rationnellement peut conduire la raison à reconnaître sa propre impuissance et ainsi préparer les esprits à rechercher Dieu.Dans Les Entretiens avec Monsieur de Sacy, Pascal argumente en ce sens. Son directeur de conscience lui conseille de laisser là les livres des philosophes et de se contenter de lire les textes sacrés. Pascal soutient au contraire qu'il faut lire Epicure et les Stoïciens pour constater à quel point ils se contredisent, témoignant ainsi de l'échec de la raison à penser les questions les plus importantes de la condition humaine et de la nécessité de se tourner vers la religion.
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Extrait du Second Discours sur la condition des grands:
" Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pour- quoi cela ? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l'âme ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force. Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs. Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. "
Pascal, Second discours sur la condition des grands
A comparer avec le texte de Kant:
"Le respect s'applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l'inclination et même de l'amour ; si ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais de respect. Une chose qui se rapproche beaucoup de ce sentiment., c'est l'admiration et l'admiration comme affection, c'est-à-dire l'étonnement, peut aussi s' appliquer aux choses, aux montagnes qui se perdent dans les nues, à la grandeur, à la multitude et à l'éloignement des corps célestes, à la force et à l'agilité de certains animaux, etc. Mais tout cela n'est point du respect. Un homme peut être aussi pour moi un objet d'amour, de crainte ou d'une admiration qui peut même aller jusqu'à l'étonnement et cependant n'être pas pour cela un objet de respect. Son humeur badine, son courage et sa force, la puissance qu'il a d'après son rang parmi ses semblables, peuvent m'inspirer des sentiments de ce genre, mais il manque toujours encore le respect intérieur à son égard. Fontenelle dit : "Devant un grand seigneur, je m'incline, mais mon esprit ne s'incline pas. "Je puis ajouter : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne me reconnais pas à moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité. "
KANT: Critique de la raison pratique
Pascal. Pensées. 294-108 (Brunschvicg- Lafuma)
( NOTRE RAISON EST-ELLE ENCORE CAPABLE DE PENSER LA JUSTICE ?)
"Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier? Quelle confusion! Sera-ce sur la justice? il l'ignore.
Certainement s'il la connaissait, il n'errait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les moeurs de son pays; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité ; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent; le droit a• ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà'.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point.
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui'?
Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu ; Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est.(1) Ex senatus consultis et plebiscitis crimina exercentur.(2) Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus(3).
De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente ; et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue, c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit. (…)
(…)
L'art de fronder, bouleverser les États, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu'ils le reconnaissent; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C'est pourquoi le plus sage des législateurs' disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper ; et un autre, bon politique : Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur('4). Il ne faut pas qu'il sente la vérité de l'usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ."
(1) Il n’y a plus rien qui soit nôtre, ce que j’appelle nôtre est œuvre de convention Cicéron
(2 ) (C’est en vertu de senatus consulte ou de plébiscites qu’on commet des crimes (Sénèque)
(3 ) Autrefois nous souffrions de nos vices, aujourd’hui , nous souffrons de nos lois - Tacite
Ces citations sont empruntées à divers chapitres de Montaigne.
(4) : Comme il ignore la vérité qui le délivrerait, il lui est bon d’être trompé (Citation inexacte de Montaigne, citant inexactement St Augustin).'' '
Commentaire
Peut –on trouver au delà de toutes les conventions, une règle de justice immuable, qui ne dépende pas de l’état pour son existence, et qui puisse lui servir de fondement ?
« Il existe une loi vraie, dit Cicéron, la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres , toujours d’accord avec elle même, éternelle. C’est elle qui par ses commandements nous porte à accomplir notre devoir, et par ses défenses nous détourne de mal faire. …Ni le Sénat, ni le peuple n’ont le pouvoir de lui désobéir… C’est une seule et même loi, éternelle, immuable qui est en vigueur en tous temps et chez tous les peuples, car c’est aussi un seul et même dieu, maître commun et souverain de tous les êtres quoi en est l’auteur, l’a publiée et promulguée. » (De la République Livre III)
Notre raison est elle capable de penser le droit naturel ?
Pascal s’appuie sur le fait : les lois positives changent et varient. Il emprunte à Montaigne ses formules les plus sceptiques: tout a pu être dit juste. "Le larcin, l'inceste ...." Il y a errance du droit positif. Aucune loi n’est universelle. Le droit se ramène à un ensemble de pratiques, d’habitudes, de coutumes en usage dans la société (mores).
Nous avons irrémédiablement perdu le droit naturel, la vraie légitimité a été perdue ; « Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu » Pascal ne dit pas qu'il n'y a pas de droit naturel, il affirme que notre raison corrompue par le péché originel n'est plus capable de le penser.
Si nous étions capable de penser la vraie justice, il serait possible de trouver au moins une loi universelle.
Ne faut-il pas alors réconcilier pragmatiquement le fait et le droit? Aucun pouvoir n’est plus légitime qu’un autre, aucune loi n’est plus juste qu’une autre.
« La coutume est toute l’équité pour cette seule raison qu’elle est reçue ». Tout ordre en un sens équivaut à tout ordre. Le politique est déprécié dans une perspective chrétienne, au profit des préoccupations du salut.
Pour faire son salut, il faut un contexte d’ordre : le pire des maux c'est le désordre , la fronde , la révolution .
Or si l’on use de sa raison, il est toujours possible de montrer que les lois ne sont pas justes :
Discours sur la Conditions des Grands .Pourquoi donner le pouvoir au fils aîné de la reine ? La raison peut aisément prouver que beaucoup d'autres dans le royaume seront aussi compétents.Mais si l'on entreprend de contester le pouvoir établi, comme le font les libertins au XVII eme siècle,la raison impuissante sera incapable de construire un ordre plus juste.
Pascal invite à tromper le peuple : piper . Il importe de dire au peuple que les lois sont justes pour ne pas susciter de désobéissance et donc le désordre.
On peut expliquer le texte dans une perspective augustinienne. Seul compte le salut de l’âme.
« En ce qui concerne notre existence mortelle, une existence qui est vécue en quelques brèves journées, qu’importe sous quel gouvernement l’on vit, puisque l’on doit mourir, pourvu que ceux qui nous gouvernent ne nous obligent pas à faire le mal ». St Augustin
Autre perspective de lecture : arrière fond paulinien :
« Toute autorité vient de Dieu » St Paul Epitre aux Romains XIII 1-2-5 « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu. Qui résiste à la puissance résiste à l’ordre de Dieu….Il est nécessaire d’être soumis ,non seulement par la crainte du châtiment, mais par l’obligation de la conscience »
Interprétation possible : quand les gouvernements ont été choisis par des arrangements humains, leur autorité leur vient de Dieu. (conception compatible avec toutes les formes de gouvernement.) Luther : les princes sont les fléaux de Dieu . La tradition chrétienne a souvent justifié l'ordre politique établi.
Pascal. Pensées .( 67-208)
( Sur l'Impuissance de la raison à penser la politique)
"Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du .dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d'une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison'.
Cette loi serait ridicule et injuste; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi, cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire , car la guerre civile est le plus grand des maux."
Pascal, Pensées.( Brunschvicg 298 / Lafuma 103)
(JUSTICE ET FORCE)
"Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fut juste. "
Commentaire
"Il est juste qui ce qui est juste soit suivi" : Juste, parce que suivre le juste est une obligation morale. "Il est nécessaire qui ce qui est le plus fort soit suivi". Nécessité : je n'ai pas le choix, je ne peux faire autrement. C'est le point de vue de ce qu'on appelle ironiquement, "le droit du plus fort" ( Rappel : Contrat Social, Livre I : je donne ma bourse au brigand, je cède à un rapport de force, je ne suis pas là dans le registre de la moralité, ce n'est pas une obligation morale)
Disjonction :
"La justice, sans la force est impuissante " : Ne l'oublions pas, même un pouvoir légitime a besoin de la force pour se faire obéir. Il met la force au service du Droit. (Rousseau fait la théorie de la peine de mort.) "La justice sans la force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants" Même quand on reconnait la légitimité d'un pouvoir politique, on peut avoir intérêt à transgresser la loi. L'obéissance à la loi n'ira jamais de soi chez tous. Le pouvoir, même légitime, emploie donc la force. (En France, actuellement) lois issues de la souveraineté populaires et CRS).
"La force sans la justice est tyrannique" - " La force sans la justice est accusée" Un pouvoir qui n'est que fort nous contraint. Il n'y a aucune obligation morale à lui obéir, on cède à un rapport de force. Si on peut lui désobéir sans risquer sa vie, on doit le faire. (Rousseau et l'exemple que brigand : si je puis renverser le rapport de force, je n'ai plus aucune raison de donner ma bourse).
Solution :
"Il faut mettre ensemble la justice et la force" et faire ou que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. L'idéal, serait qu' un pouvoir politique juste soit capable de se faire respecter et fasse ainsi régner la vrai justice. ce serait une vraie légitimité et non un camouflage.
Difficulté :
Comment reconnaître la justice ? " La justice est sujette à dispute". On l' a vu en commentant l'autre fragment : la raison humaine semble impuissante à penser le droit naturel et à trouver " la véritable équité" La force par contre se reconnait aisément : tout le monde sait ce qu'est le risque de la vie. " La force est très reconnaissable et sans dispute"
" La force contredit la justice et a dit qu'elle était injuste et que c'était elle qui était juste "
Les forts discréditent les pouvoirs justes. ( Un despote qui arrive au pouvoir par un coup d'état militaire discrédite la République : il va dire par exemple que c'est un pouvoir faible ) Les forts se font passer pour justes : ils se camouflent sous le masque du droit. Bonaparte se trouve une pseudo-légitimité de droit divin ( sacre) alors qu'il fait un coup d'état militaire.
Solution de Pascal qui est une solution de repli :
L'idéal:que le pouvoir juste ait la force de son côté. En fait : on tient pour justes les pouvoirs forts. "Ne pouvant faire que ce qui est juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fut juste. "
Quand un pouvoir est en place, cela signifie que la force est de son côté, puisqu'il est stable ; on se sait plus ce qu'est la vraie justice, on va faire comme si ce pouvoir en place était juste, on ne va pas s'interroger sur sa vraie légitimité, mais lui obéir parce qu'il faut de l'ordre.
(on retrouve la thèse développée à propos du texte précédent.)
Rappelons la position de Machiavel : Tout état est une domination ( Le Prince) Machiavel refuse de faire une différence entre un pouvoir légitime et un pouvoir usurpé. A l'origine de tout état, il y a une prise de pouvoir par la force, quand l' usurpation est ancienne, on l' a oubliée. Machiavel se veut réaliste : il décrit le fait historique.
La position de Pascal illustre un certain christianisme et l'idée que la raison est impuissante à penser la justice.
Pascal, Pensées.( Brunschvicg 323 / Lafuma 688)
Qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non : car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.
Commentaire du texte dans La Connaissance de Soi